Découvrez « Bleu nuit » de Dima Abdallah
Toujours dans la sélection pour le prix littéraire 2023
Dima ABDALLAH : « Bleu nuit »
J’ai tout de suite accroché et aimé le ton délibérément poétique de ce roman, l’histoire du personnage de « Bleu nuit », ses pérégrinations douloureuses ou illuminées, ce livre me fait
beaucoup penser à l’écriture de William Faulkner que j’apprécie particulièrement. À ces deux romans plus précisément «Lumière d’août» et «Le bruit et la fureur», mais aussi à «Tandis
que j’agonise».
Si l’écriture de « Bleu nuit » me renvoie à l’écriture de William Faulkner, c’est parce que j’y retrouve des similitudes dans le choix des mots, des phrases, les divagations du personnage, le mélange du tendre et du pire, de la pourriture et du sublime, de la spiritualité et de la déchéance… Ces contrastes me plaisent.
Par ailleurs j’ai été sensible à ce thème de la dérive sévère, du vrai largage des amarres sans plus attachement aucun au sociétal, ce décrochage d’un être, juste avant la folie, le suicide,
l’hôpital psychiatrique, ou la mort dans la rue. Sur ce sujet là on n’écrit pas ou peu, et avec insuffisamment de grâce. Et pourtant c’est une réalité de tous les jours, que l’on côtoie en
sortant de chez soi, lorsque l’on s’occupe de populations migrantes…Oui on écrit peu sur cette part de la population qui vit dans les rues, à la dérive, pour différentes raisons. Donc pour moi, choisir d’écrire sur un tel personnage, c’est un acte militant, un acte de foi, un acte de poésie pour survivre au milieu du pire.
LUI, ce personnage, a quelque chose de christique, c’est pourquoi il est attachant. Peut-être parce qu’il nous rachète de nos turpitudes, de nos indifférences, de nos lâchetés, de nos
impuissances. C’est un être extrêmement intéressant. Pas vraiment SDF, non, SDF c’est encore être autrement. Ce qu’il vit et traverse comme expérience c’est une forme de refus
d’une existence sociale, assez conséquente puisqu’il était journaliste. Ce qui suppose qu’il était amené, d’une façon ou d’une autre, à parler du monde, de notre monde. Quel ressort existentiel s’est cassé en lui ? La disparition de sa compagne, l’enfance vécue suffisent elles à expliquer sa dérive ? Tout d’un coup pour LUI il semblerait que cela ne fait plus sens de parler du monde et d’en rapporter des nouvelles et des points de vue par écrit. Alors reste l’ultime parole, qui est une subversion totale et sans retour, une rébellion géante et multiforme, une autre façon de crier le monde, de le vomir, de l’interpeller, mais de aussi de l’aimer toujours. LUI veut encore, de toutes ses forces, comme un condamné qui fume sa dernière cigarette, se sentir en vie. Même de façon ténue, délirante, même avec le froid, la peur, la terreur d’avoir à croiser son prochain, même avec la souffrance, la douleur et une
désorientation éperdue et irrépressible.
Suivez le personnage de « Bleu nuit », vous verrez comme il est étonnant, émouvant et généreux, empathique et plein de colère à la fois, vulnérable, désemparé, à bout de souffle.
Pourtant il choisit de rester debout, jusqu’au bout, jusqu’à ce que mort s’en suive puisqu’il faut bien mourir. Il réussit à être drôle parfois dans sa façon de croquer autrui comme sur le zinc d’un bistrot, plein d’humour et de tendresse lorsqu’il parle des femmes croisées, de la chienne Minuit venue d’une providence inespérée et qui devient son amie, des passants dans les rues…
On peut le trouver, à un détour de rue, si léger dans sa façon de respirer le printemps. Et profond dans sa façon de nous raconter la nuit inconnue. Il n’a pas peur de sa solitude au
milieu des autres humains, il est reconnaissant des quelques miettes qu’on lui accorde, comme un moineau sur le rebord d’une fenêtre l’hiver. On pourrait presque l’entendre dire :
« Pardonnez leur, même s’ils savent en général ce qu’ils font, mais parfois non pour de bon, ils ne le savent pas ».
Bravo à l’auteur donc ! Elle a fort bien fouillé et travaillé son roman et l’itinéraire urbain et imaginaire de son personnage. Ce livre est écrit dans une langue poétique et splendide. C’est
bien plus qu’un simple roman !
Martine FOURNIER
Membre du jury du Prix Littéraire UIAD 2023