Humour + métaphore = « greguería »

De Jean-Jacques Pellegrin « Los Aficionados del martes » : cours d’espagnol de Ligia Martins Gomez

Greguerías

Ce mot espagnol, quasi intraduisible en français, a surgi vers 1910 de l’esprit fécond de l’écrivain Ramón Gómez de La Serna (1888-1963), qui expliquait qu’un jour de lassitude et de scepticisme, il avait pris dans son laboratoire (comprendre ce dernier mot comme la métaphore de son cerveau) tous les ingrédients possibles avant de les mélanger. La greguería était née, que son inventeur définissait comme une alliance, ou comme une confrontation (?), entre la métaphore et l’humour.

Petit florilège de ce que son ami Valéry Larbaud dénommait les criailleries, en référence probable au vieil espagnol qui signifiait des cris confus, un brouhaha :

« Quelle tragédie ! Ses mains vieillissaient, mais pas ses bagues ».

« Le plus important dans la vie, c’est de ne pas être mort ».

« Le voyage meilleur marché est celui du doigt sur une mappemonde ».

« Les chiens nous tirent la langue comme s’ils nous prenaient pour des médecins ».

« Le plus petit tortillard du monde est la chenille ».

La greguería est-elle réductible ou comparable à l’aphorisme ? La réponse serait plutôt non.

Pour autant, Gómez de La Serna, dans sa préface à « Total de greguerías » désignait comme ses illustres prédécesseurs des auteurs tels que :

– Horace (65 avant J.C.- 8 avant J.C.). « Commencer c’est avoir à moitié terminé ».

– Lucien de Samosate (120-180). « Si la barbe suffisait à la sagesse, un bouc vaudrait Platon ».

– Lope de Vega (1562-1625). « Elle est si belle qu’elle se jalouse elle-même ».

– William Shakespeare (1564-1616). « L’enfer est vide. Tous les démons sont ici ».

– Francisco de Quevedo (1580-1645). « Vivre, c’est cheminer le temps d’un court voyage ».

– Saint-Paul-Roux (1861-1940). « Pour ceux d’en bas, l’élite n’est que la lie d’en haut ».

– Jules Renard (1864-1910). « Une fois ma décision prise, j’hésite longuement ». « Les hommes naissent égaux. Dès le lendemain ils ne le sont plus ».

– George Santayana (1862-1952). « S’amuser est une bonne chose, seulement si l’on n’a rien de mieux à faire ».

Dépourvue de dessein éthique ou didactique, la greguería naît d’une image brève d’où fuse une « sentence » fortement teintée d’humour. D’une écriture aussi fugace que celle des haïkus, cette figure littéraire est incontestablement ludique, et claque comme un feu d’artifice de traits d’esprit.

A ce titre, le précurseur le plus abouti de Gómez de La Serna pourrait bien être le physicien et philosophe allemand Georg Cristoph Lichtenberg (1742-1799). Qu’on en juge par l’humour et la dérision de nombre de ses aphorismes :

– « Le mariage, au contraire de la fièvre, commence par le chaud et finit par le froid ».

– « Le chien est l’animal le plus vigilant. Pourtant il dort toute la journée ».

– « Il avait tant plu ce jour-là que les porcs étaient tout propres et les hommes tout crottés ».

– « Ce matin, j’ai permis au soleil de se lever avant moi ».

Enfin, présentant une liste d’ustensiles proposés à une vente aux enchères, Lichtenberg inventa « un couteau sans lame auquel il manque le manche » objet devenu cultissime jusque dans la controverse qui opposa Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, ou plus tard chez Jacques Carelman qui le dessina (sic) dans son « Catalogue des objets introuvables ». Ce dernier proposa en effet une page blanche pour représenter le célèbre couteau de Lichtenberg, soit le dessin le plus génialement absurde de l’histoire de l’humanité. N’était-ce pas là comme la forme la plus achevée, la quintessence de la greguería ? L’on peut raisonnablement conjecturer que Gómez de La Serna, mort six ans avant l’ouvrage de Carelman, l’aurait apprécié à sa juste valeur.

Bien que se plaçant, pour partie, dans la lignée d’illustres prédécesseurs selon son propre aveu, Gómez de La Serna, en inventant les greguerías, a profondément renouvelé un genre en imprimant une marque novatrice et très personnelle à une figure littéraire qui constitue, pour les lecteurs, une jubilation de tous les instants et leur donne l’envie d’en écrire à leur tour. *

Jean-Jacques Pellegrin

* A la manière de Ramón Gómez de la Serna, quelques modestes propositions de greguerías:

– « Ether : paradis céleste pour les astronautes, paradis artificiels pour les poètes maudits ».

– « Le colibri est le plus petit ventilateur du monde ».

– « L’accent circonflexe ôtait son chapeau au passage des voyelles ».

– « Un film muet réservé aux aveugles ».

– « Rotor, radar, ces messieurs vice versa ».

– « Une trotteuse déréglée qui galope à 67 pas par minute ».

– « La pluie avait lavé la mer à grande eau ».

– « Nous tuons le temps. Il nous le rend au centuple ».

– « Les cyclopes n’ont qu’un œil pour éviter de loucher ».

– « Un lilliputien est un géant qui a raté sa vie ».

– « Jeter le bébé avec l’eau du bain : ce que firent les parents de Moïse ».

– « un seul hêtre vous manque et tout est déboisé ».

 

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2 réponses

  1. Nicole Dupré dit :

    L’article est … savoureux ! Merci !

  2. Lilia Driss dit :

    Excellent article…rejouissant!

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